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La mort des dieux fait pululer les démons


Un des intérêts de la Stanford Encyclopedia est qu'elle a une origine clairement liée à la philosophie analytique mais qu'elle traite aussi la philosophie continentale parfois d'une manière assez "dépaysante", un peu comme le fait aussi la philosophie analytique allemande, qui a su conserver un sens historique que n'a pas le courant américain.

Par exemple, l'entrée sur Deleuze me paraît très originale dans sa manière de prendre au sérieux tout Différence et répétition en le réinsérant dans l'Idéalisme allemand de Salomon Maïmon. L'idée si obscure de "différence" chez Deleuze (penser l'être à partir de la différence et non plus à partir de l'identité et de la substance) est alors reexpliquée par la lecture néo-leibnizienne de Maïmon des différentielles entre phénomène et chose en soi. Je ne sais pas du tout si cela tient la route, comme je ne comprends pas Différence et répétition mais c'est en tout cas une voie qui aurait le mérite d'être presque intelligible (de même que Pierre Zima ou Vincent Descombes insistaient sur les origines tout simplement "jeunes-hégéliennes" de la Déconstruction derridienne).

De même, l'entrée sur le grand sociologue Max Weber le prend au sérieux philosophiquement en le réinsérant dans l'histoire de la philosophie allemande comme une des tentatives de dépasser l'opposition entre l'Idéalisme transcendantal de Kant et le perspectivisme de Nietzsche (alors que le "positivisme" de Durkheim a un vocabulaire kantien mais n'a pas la même tension dans son rationalisme). La sociologie de Weber serait une tentative fascinante de concilier un formalisme de la Rationalité (comme chez Kant) et la prise en compte factuelle d'un pluralisme d'interprétations ou la fin d'une fondation métaphysique unificatrice (comme chez Nietzsche - encore qu'il faudrait voir dans quelle mesure une certaine forme du Pragmatisme ne s'est pas donné le même programme, c'était aussi vrai chez C.I. Lewis par exemple).

L'auteur de cette entrée, Kim Sung-ho de l'Université Yonsei (Seoul) - qui se spécialise d'ailleurs plutôt sur des questions politique - a des formules frappantes pour dire que le paradoxe de la modernité est d'opérer à la fois un Désenchantement radical (la fin de la magie irrationnelle, de l'animisme, le règne universel des sciences et de la raison instrumentale) et en même temps un "Polythéisme des Valeurs" où on n'a plus de vue de surplomb et où le jugement scientifique neutre en valeurs de la Raison doit s'articuler avec l'existence de cette pluralité des fondations des valeurs.

Weber's rationalization thesis concludes with two strikingly dissimilar prophecies — one is the imminent iron cage of bureaucratic petrification and the other, the Hellenistic pluralism of warring deities. The modern world has come to be monotheistic and polytheistic all at once. What seems to underlie this seemingly self-contradictory imagery of modernity is the problem of modern humanity (Menschentum) and its loss of freedom and moral agency. Disenchantment has created a world with no objectively ascertainable ground for one's conviction. Under the circumstances, according to Weber, a modern individual tends to act only on one's own aesthetic impulse and arbitrary convictions that cannot be communicated in the eventuality; the majority of those who cannot even act on their convictions, or the “last men who invented happiness” à la Nietzsche, lead the life of a “cog in a machine.” Whether the problem of modernity is accounted for in terms of a permeation of objective, instrumental rationality or of a purposeless agitation of subjective values, Weber viewed these two images as constituting a single problem insofar as they contributed to the inertia of modern individuals who fail to take principled moral action. The “sensualists without heart” and “specialists without spirit” indeed formed two faces of the same coin that may be called the disempowerment of the modern self.
Dans La Science comme Vocation (1919), Max Weber évoque cette Guerre des Dieux dans l'époque post-magie (et il en profite aussi en passant pour se moquer du débat vague sur des slogans culturels qu'avaient lancé Bergson ou Thomas Mann pendant la Grande Guerre, sur Kultur allemande et Zivilisation de cour européenne).

L'impossibilité de se faire le champion de convictions pratiques « au nom de la science » - hormis le seul cas qui porte sur la discussion des moyens nécessaires pour atteindre une fin fixée au préalable - tient à des raisons beaucoup plus profondes. Une telle attitude est en principe absurde parce que divers ordres de valeurs s'affrontent dans le monde en une lutte inexpiable. Sans vouloir faire autrement l'éloge de la philosophie du vieux Mill, il faut néanmoins reconnaître qu'il a raison de dire que lorsqu'on part de l'expérience pure, on aboutit au polythéisme. La formule a un aspect superficiel et même paradoxal, et pourtant elle contient une part de vérité. S'il est une chose que de nos jours nous n'ignorons plus, c'est qu'une chose peut être sainte non seulement bien qu'elle ne soit pas belle mais encore parce que et dans la mesure où elle n'est pas belle - vous en trouverez les références au chapitre LIII du livre d'Isaïe et dans le psaume 21. De même une chose peut être belle non seulement bien qu'elle ne soit pas bonne, niais précisément par ce en quoi elle n'est pas bonne. Nietzsche nous l'a réappris, mais avant lui Baudelaire l'avait déjà dit dans les Fleurs du Mal, c'est là le titre qu'il a choisi pour son oeuvre poétique. Enfin la sagesse populaire nous enseigne qu'une chose peut être vraie bien qu'elle ne soit et alors qu'elle n'est ni belle ni sainte ni bonne. Mais ce ne sont là que les cas les plus élémentaires de la lutte qui oppose les dieux des différents ordres et des différentes valeurs. J'ignore comment on pourrait s'y prendre pour trancher « scientifiquement » la question de la valeur de la culture française comparée à la culture allemande; car là aussi différents dieux se combattent, et sans doute pour toujours. Les choses ne se passent donc pas autrement que dans le monde antique, encore sous le charme des dieux et des démons mais prennent un sens différent.
Ce qui est fascinant de densité dans un tel texte de Weber est qu'il peut suggérer aussi bien l'échec du positivisme comme dépassement ou culminant de la métaphysique, le problème du nihilisme individualiste, relativiste, que la crise esthétique de la Modernité (Baudelaire, Nietzsche) et le regain d'irrationnel dans la critique de la Dialectique des Lumières objectivantes et deshumanisantes (l'Ecole de Francfort prolongeant la critique en essayant de détourner Weber contre la domination de la rationalité instrumentale de la technique).

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